ZEROSECONDE.COM: mai 2013 (par Martin Lessard)

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Impacts du numérique sur la communication, notre société, nos vies.

Déplier le réel: l'Anschluss par le Big Data

Big Data is Watching You. You are watching Big Data.

Le Big data, on en avait glissé un mot ici, en 2010. C'est l'accès à une formidable banque de données, à son analyse et l'extraction de connaissances.

Appelé data mining auparavant, il fait référence aux outils, processus et procédures permettant à une organisation de créer, de manipuler et de gérer de très larges quantités de données en vue d'en extraire des informations de valeur.

La nouvelle expression, Big Data, semble avoir été adoptée comme pour signifier qu'aujourd'hui on y ajoute le temps réel et des prises de données décuplées.

Je laisse ici de côté les manipulations bassement marketing qui ne cherchent qu'à vendre du vieux en le faisant passer pour neuf. Intéressons-nous à ce que veut réellement dire accéder à une très, très grande masse de données.



Ce qu'on ne voit pas sur les murs de la caverne, existe-t-il?

Vous connaissez l'expression «l'autoroute de l'information». Son côté suranné laisse suinter l'idée que le terme ne couvre pas toute la réalité. Le data mining est à l'autoroute de l'information ce que le Big data est aux médias sociaux.

Certains ont anticipé avec prescience, il y a plus de 40 ans, le type de monde dans lequel nous nous retrouvons aujourd'hui.

Pourtant les films de science-fiction n'ont fait que surfer sur le futur technologique qu'ils entrevoyaient pour nous (télé-achat, communication à distance et portable, écran tactile).

Je n'ai vu aucun film ou livre (à ma connaissance) qui mettaient les réseaux socionumériques au coeur d'un changement sociétal comme on le vit aujourd'hui.

Aujourd'hui, encore, les oeuvres artistiques ont encore beaucoup de mal à intégrer cette mutation sociale dans leur représentation du réel.

Hubert Guillaud et Xavier de la Porte avaient déjà signalé il y a deux ans la gêne que cause l’absence des problématiques numériques dans la littérature contemporaine française.

Il y a bien plus d'une décennie que les cellulaires sont entrés dans la fiction comme ressort dramatique (et ils semblent aujourd'hui omniprésents). Mais les médias sociaux?

J'ai l'impression que nos représentations du Big Data sont du même ordre. On sait que ça s'en vient, on sait que c'est gros, mais on sous-estime les changements que cela va causer.

J'aimerais partager avec vous mes intuitions de ce côté.

Voir le data mining dans l'œil du voisin et ne pas voir le Big data dans le sien

Moi-même, ce que je signalais en 2010 à propos du Big data, ne faisait que gratter la surface.

Je m'en tenais à une référence aux outils et à leur possibilité de gérer, trier, analyser de grandes quantités de données.

Bien sûr, je me réjouissais qu'une démocratisation était en cours de ce côté. Cette démocratisation permettrait de mettre une expertise entre les mains de plus de gens, en leur permettant de faire remonter des signaux faibles et voir émerger des patterns. Magie que seul les grands parmi les grands avaient les ressources pour le faire.

Mais c'est encore sous-estimer l'ampleur du changement. Comme on a tous sous-estimé les changements sociaux découlant d'Internet (non, Internet n'est pas juste un immense Wal-Mart virtuel).

Pour le Big data, ce n'est pas une démultiplications des données auquel on assiste mais à un véritable dépliage de la réalité!

La réalité se déplie, s'ouvre, se montre, s'agrandit. Le Big data, c'est l'accès à la couche tout juste sous le sensible: c'est ce que j'entends par le dépliage. On déplie le réel pour voir la couche en dessous, pour qu'elle entre dans notre réel.

Contrairement à un microscope grossissant, on ne parle pas simplement d'un accès, d'un polaroïd, d'une incursion timide dans ce sous-monde, mais à une Anschluss en règle de cette sous-couche dans notre monde.

On parle ici de rattacher l'invisible au visible, à agrandir le royaume du réel, à prendre en compte les informations de ce sous-monde pour l'intégrer dans la gestion quotidienne de notre réalité.

Autrement dit, le Big Data repousse la frontière de notre monde. Le réel s'agrandit de l'intérieur .

Datatifier le monde

Viktor Mayer-Schönberger, auteur de Big Data: A Revolution That Will Transform How We Live, Work, and Think, dans une interview qu'il a donnée récemment à Nora Yong de l'excellente émission Spark à la radio de CBC donnait l'exemple des sondes sur des prématurés.



Au lieu de prendre des mesures vitales quelques fois par jour, les instruments d'aujourd'hui peuvent colliger des milliers de mesures à la minute ou à l'heure.

Dans le cas de prématurés, c'est la différence entre la vie et la mort. Viktor raconte que le traitement de ce "Big data" permet "d'anticiper" des problèmes bien avant les médecins.

Après plusieurs essais, les chercheurs ont fini par faire des corrélations entre certains patterns dérivés des données et les diagnostics des docteurs. Mais avec la finesse des datas (ou plutôt leur quantité) il leur était possible de détecter les signes avant-coureurs qui mènent vers des problèmes pathologiques bien avant qu'ils soient détectables par les experts.

Autrement dit le Big data peut "sauver" la vie de ces prématurés.

Le big data déplie le monde et nos instruments nous permettent de l'intégrer à notre temps réel, à notre espace-temps…


Prenons une analogie pour être plus clair. Sur l'écran où vous regardez ce texte, il y a des pixels, mais ils sont trop petits pour que vous puissiez les voir distinctement. Hé bien, imaginez que votre vue peut permette de voir chacun des pixels aussi gros que chacune des touches de votre clavier.

Vous viendriez de déplier une dimension invisible du monde; vous viendriez de repousser l'horizon du visible de l'intérieur. Les pixels gros comme des touches de clavier feraient partie du monde tout comme les poignées de porte et les marches d'escalier: des informations supplémentaires et actionnables sur votre monde.

Cette dimension serait prise en considération comme les panneaux de circulations sont des informations pour vous: quelque chose sur lequel vous pouvez avoir une emprise pour comprendre davantage le monde en vous créant de nouvelles représentations.

Viktor appelle ça "to datafy". La datatification du monde.

Causalité à l'épreuve de la corrélation

Je vous invite à écouter l'entrevue (en anglais) de Viktor Mayer-Schönberger par Nora Young, car c'est fort instructif. Voici quelques citations, traduites à la volée, un peu approximatives dans les mots, mais juste sur le fond.


«Ce qui a changé, c'est qu'avant, collecter, conserver et analyser du data entraînaient des frais énormes, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. […] 
Si je n'ai que 15 prises de données et que 5 d'entre elles sont défectueuses, mon résultat s'en trouvera irrémédiablement affecté. Mais si je fais 5 milliards de collectes de données, je peux me permettre d'avoir quelques données faussées.[…]
Cette approche ne s'applique pas à toute les facettes de notre vie. Si vous allez à la banque, vous n'accepterez pas qu'il y ait des dépôts qui ont été oubliés. Tout doit être parfaitement enregistré jusqu'au dernier sou. Vous ne vous contenterez pas d'une réponse approximative qu'il reste à peu près 4000 dollars dans votre compte.
Mais dans d'autres circonstances, cette approximation n'est pas dommageable. Votre assistance-navigation SatNat peut vous dire que vous allez arriver à telle intersection dans trois minutes. Sans être à la seconde près, cette approximation est tout à fait suffisante. […]
Prenons l'exemple de Google Flu qui pouvait prédire l'éclosion de la grippe presqu'en temps réel. C'était un peu approximatif, mais définitivement de grande valeur comparée aux vrais résultats colligée par les docteurs qui n'arrivaient qu'au bout de 2 semaines seulement. […]
Depuis le début de l'humanité, nous sommes habitués à voir le monde comme une suite de cause et conséquences (si nous allons au restaurant un jour, et que nous sommes malades le lendemain, il ne faut pas grand temps pour relier les deux événements. Mais parfois, nos intuitions nous jouent des tours (nous sommes tombés malades pcq on a serré la main à un collègue malade).
L'analyse du Big Data ne peut nous dire le pourquoi, mais simplement le quoi: la corrélation entre deux choses/événements. Google ne fait que remarquer la corrélation entre les recherches en lignes et les cas déclarés de la grippe. Il n'y a aucune indication de causalité ici. […] 
Notre cerveau ne peut s'empêcher de faire des liens de causalité. Ce n'est que de la corrélation, une prédiction dont la cause n'est pas identifiée.
Les problèmes commencent quand on mélange les deux, quand on utilise la corrélation pour deviner la cause. On risque de faire de mauvaises connexions [comme par exemple faire du profilage].
La promesse du Big data est de réussir à avoir moins de faux positifs [en augmentant la finesse probabilistique de la corrélation] alors que notre tendance à tout vouloir ramener à la causalité devient nuisible à ce niveau [on se dit toujours qu'il n'y a pas de fumée sans feu].
Ce que je retiens de la fin de son intervention (sur la corrélation), c'est que cette partie du monde qui se déplie demande de développer de nouveaux réflexes, donc une éducation aux logiques statistiques et probabilistique, donc à une pensée rationnelle.

Polaroïd ou flux?

Que vous le vouliez ou non, le monde se déplie. Déjà ceux qui maîtrise le Big data voit le monde plus grand que vous. Ils ont accès à plus d'information que vous. Une course vient de démarrer.

Ce n'est pas nécessairement un land claim. C'est surtout une expertise pour voir et analyser le réel avec de nouvelles données. Ce monde qui se déplie est une opportunité de voir plus loin.

Ça peut être fait à la façon d'un Polaroïd (on capture un instant donné et on en tire des conclusions). Ce sont les tests d'ADN qui vous donnent un pronostique sur votre état de santé génétique. C'est un sondage des réseaux sociaux pour connaître des tendances de fond.

Mais ce n'est encore que la continuité de ce que la science fait depuis longtemps (elle découvre le réel).

Mais quand le Big data sera non pas un Polaroïd mais un flux en temps réel, alors là le sous-monde fera partie de notre monde.

Déjà la détection des visages dans une foule se fait en temps réel. On laisse même entendre que les policiers brésiliens auront des lunettes qui peuvent scanner 400 visages à la minute pour 2014.

Même si je suis sceptique sur cette dernière nouvelle-là -- on dirait plus de l'intox pour faire peur aux hooligans-- ce n'est plus du domaine de la fiction.

Des "laboratoires sous-cutanés" sont en cours de conception: ce sont de minuscules implants qui sauront analyser en temps réel certaines caractéristiques de votre corps.



Le minuscule dispositif implanté juste sous la peau fait des analyses en temps réel des substances dans le corps, via le sang. Il a un module radio qui transmet les résultats sur le réseau à un médecin à partir de notre  téléphone cellulaire via Bluetooth

Je le redis autrement. Vos cellules téléphoneront elles-mêmes à votre médecin si un problème se déclare.

Encore un autre exemple: des chercheurs du MIT ont développé un logiciel libre qui permet de révéler les détails (dans les vidéos) autrement invisibles: les micro-mouvements et le pouls.



Celui ou celle qui peut accéder à un tel flux en temps réel (disons, par exemple, au hasard, dans une app sur les lunettes Google) possède une information de plus que les autres. Il peut lire des intentions qui sont autrement cachées (gêne, mensonge, etc)

On peut peut-être contester l'usage du mot Big data dans ce contexte. Mais je ne crois pas détourner le sens original de data mining en tout cas.

Avec le Big data, je pense que dire qu'on déplie le réel prend son tout sens. Datatifier le monde, le prochain défi.

(Reste maintenant à l'analyser tout ça de façon critique. On se reprendra dans un autre billet.)

Mes meilleurs billet sur Triplex (mars-avril 2013)


Un petit tour du côté de Triplex, mon autre blogue sur Radio-Canada, me permet de faire une courte liste des billets les plus significatifs que j'y ai laissés au cours des 2 derniers mois. Il y en a plein d'autres, et j'en ferai le tri quand j'aurais le temps. Bonne lecture.



[Gouvernance] Demain, la ville intelligente (1 mai 2013)
L’usage des nouvelles technologies permet «d'augmenter» la ville. Mais ne devait-on pas plutôt dire « ville intelligible », une ville qui peut être comprise par l’intelligence? L’enjeu sous-jacent est l'accès et le partage de données. Mais quelles données? Pour quel type de ville?

[Culture] D’iTunes à Twitter Music : 10 ans d’évolution de l’industrie de la musique (26 avril 2013)
Apple a réussi à montrer aux géants de l’industrie que la horde de pirates tant décriée était en fait constituée de consommateurs qui n’attendaient qu’une chose : une solution simple et efficace pour se procurer de la musique numérique à la pièce. Mais, en 10 ans, la tendance est de se demander pourquoi acheter de la musique quand on peut s’abonner gratuitement au catalogue au complet?

[Gouvernance] Le point d’échange Internet comme enjeu économique (23 avril 2013)
Un PEI permet au trafic branché sur ce nœud de parcourir des chemins beaucoup plus courts, plus rapidement que par des lignes externes. Les PEI qui connaissent le plus de succès dans le monde sont gérés par la communauté d’affaires Internet locale. Montréal vient de franchir ce pas.

[Économie] Bitcoin, une monnaie expérimentale dans la cour des grands (15 avril 2013)  
Pierre Noizat, dans son livre sur Bitcoin l’an passé, écrivait : « Il y a un mouvement général de remise en cause des systèmes hiérarchiques pour des systèmes plus horizontaux. Il faudra du temps pour que Bitcoin s’impose, mais 2013 pourrait être un tournant. ». Hé bien, il a vu juste, c'est le cas.

[Ergonomie] La guerre des navigateurs va-t-elle reprendre? (10 avril 2013)
Google a décidé de poursuivre son chemin en créant Blink, un nouveau moteur de rendu web, à partir de WebKit. La pression d’optimiser le code HTML pour tel ou tel moteur de rendu va-t-elle refaire son apparition?

[Société] Le réseau des bonnes nouvelles (28 mars 2013)
À l’annonce d’une terrible nouvelle, celle qui provoque de la tristesse, il semble que nous soyons moins enclins à la faire suivre à nos amis et collègues sur les médias sociaux.

[Média] La Presse+, changement de culture (25 mars 2013)
Ce n’est plus simplement un.e migration de contenu vers une application gratuite. La Presse fera fausse route si elle mise tout sur la technique. Si c'est pour être de l'écrit figé à l'écran sans intégrer les acquis de la  «révolution dans la relation au savoir, dans la relation aux apprentissages, dans le fonctionnement psychique et dans les liens et la sociabilité», ce n'est pas la force de vente qui va réussir à contenir la débâcle inévitable.

[Ergonomie] Zoé, le visage de la machine (20 mars 2013)
Zoé est une tête virtuelle, capable de reproduire et d’exprimer des émotions sur demande. Elle représente probablement une nouvelle génération d’interface humain-machine.

[Vie Privée] Vos « J’aime » vous trahissent (15 mars 2013)
La technologie nous permet de plus en plus de lire un réel que nous ne percevons pas. Il suffit tout au plus d’une trentaine de « j’aime » sur Facebook environ pour que des prédictions statistiquement intéressantes puissent vous cerner.

[Réalité Augmentée] Augmenter notre lecture de la réalité (12 mars 2013)
Trois exemples pour montrer comment la technologie augmente nos capacités à accéder à la réalité. L'amplification de certains signaux nous donne accès à tout un pan invisible de notre entourage. Le monde s’agrandit.

C’est à un véritable mouvement de plaques tectoniques que l’on assiste en ce moment. L’écosystème de l’audiovisuel canadien semble se scinder, produisant, d’un côté, une concentration de quelques très gros joueurs, et de l’autre, l’émergence de multiples petits joueurs très agiles. L’industrie de l’audiovisuel au Canada est comme une énorme zone sismique. À son épicentre, Catalina Briceno.


[M2 #2] Université et blogosphère, deux solitudes? (avec M. Millette)

La question est franche et direct. Les savoirs développés dans la blogosphère peuvent-ils s'intégrer aux savoirs universitaires?

Deuxième balado de M2, avec Mélanie Millette, transfuge de la blogosphère et doctorante à l'école des médias de l'Université du Québec à Montréal. Les podcasts et les médias sociaux, elle connaît. Et elle les examine maintenant de l'intérieur des murs académiques.



Podcast, blogues et la construction du savoir académique

Que sait l'institution académique du haut de sa tour d'ivoire sur les médias sociaux et de l'Internet? Mélanie, qui connait aussi le monde hors des murs universitaires nous répond. Nous avons été la voir à son bureau pour discuter des blogues, des podcasts et comment le savoir se construit. En particulier les savoir académique en silo à l'ère où tout est diffusé à tout vent dans la blogosphère...

Allez sur itunes pour vous abonner à toute la série M2 ou écouter juste cette émission:

M2 #2 :: Université et blogosphère, deux solitudes? (entretien avec Mélanie Millette)

Cette émission vous est proposée par Martin Girard et moi-même. Plus d'info.

Qu'est-ce que M2?

M2, c'est M au carré, car nous nous sommes deux Martin derrière la réalisation de cette balado. M, aussi pour mutation. Mutation au carré, car le numérique accélère comme jamais les changements en société.

M2 se veut des conversations autour des métamorphoses apportées par les technologies numériques. Cette baladodiffusion est un pont entre les savoirs des réseaux numériques, des universités, des médias et de la politique avec des gens qui pensent le numérique.

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