Q: Pensez-vous que le savoir et la connaissance seront toujours diffusés par de l'écrit sur lequel on s'appesantit, ou au contraire que la culture de la vitesse, celle d'Internet, va finir par affecter notre capacité de jugement?D'emblée, on est frappé par cette question qui sépare en deux la culture. D'un côté, la "culture du savoir et de la connaissance" qui se transmettrait (et se définirait) par son véhicule privilégié (l'écrit) et de l'autre une "culture de la vitesse" qui affecte l'organe même de la rationalité ("capacité de jugement") au point de ne plus représenter le savoir même, ni la connaissance (sinon, on ne les aurait pas mis en opposition) et qui ne se définirait que par sa modalité (la vitesse de transmission).
Umberto Eco: Je crois qu'il faut rétablir une culture des monastères, qu'un jour ou l'autre -- peut-être serais-je mort avant -- il faudra que ceux qui lisent encore se retirent dans de grands phalanstères, peut-être à la campagne, comme les amish de Pennsylvanie. Là, on garde la culture, et le reste, on le laisse flotter comme il flotte. Avec six milliards d'habitants sur la planète, on ne peut prétendre qu'il y a six milliards d'intellectuels. Il faut être un peu aristocrates de ce point de vue là.
(source)
Je ne sais pas s'il sous-entendait Wikipédia, Twitter et les forums dans la culture de la vitesse, mais quant au véhicule, il n'y a pas plus "écrit" que ceux-là. Alors d'où vient l'opposition?
Le danger de "l'immédiat", concept porté à son paroxysme, et à bout de bras, par Paul Virilio (hanté par "l'accident intégral" de la société de l'information --et dont je ne partage pas les conclusions comme exprimé dans mon billet en 2009, Virilio et la peur de l'immédiat) est probablement surévalué, mais suffisamment pertinent pour poser la question à Eco.
À quel point faut-il se formaliser que, non seulement Eco ne relève pas la rhétorique de la question, mais qu'il la défend presque ("Il faut être un peu aristocrates de ce point de vue là")
L'aristocratie, à mon avis, refuse aux autres un statut et les outils pour s'émanciper. Le web 2.0 a démocratisé l'accès aux outils, pour les pros comme pour les amateurs. L'élite refuse de voir les avancées parce qu'elle considère que la plèbe ne saurait ni bien l'utiliser, ni en faire quelque chose de noble -- en général sur la base de critères que seule l'aristocratie "maîtrise" (définition tautologique): la culture est ce qu'elle déclare culture.
Et la "culture", c'est le "livre". Ce qui donne des déclarations comme «Pour permettre aux gens dont c'est le métier de réfléchir [pour fournir une analyse en profondeur, un espace de réflexion] sur ce qui se passe sur notre planète. En 140 caractères, on n'a pas beaucoup le temps de faire ça.» (dixit la présidente d'honneur du Salon du livre 2010 de Montréal). Un peu comme si on réduisait la littérature au Harlequin. Ou la télé aux télés-vérité.
Et pourtant, Twitter, pour qui se concentre bien (tiens donc! un verbe d'action qui n'est pas réservé au livre!) sur les bonnes sources, «permet aux gens dont c'est le métier de réfléchir [pour fournir une analyse en profondeur, un espace de réflexion] sur ce qui se passe sur notre planète».
La preuve: cet excellent article Christian Liboiron sur l'ouverture (ambivalent) du Salon du livre de Montrtéal sur le XXIe siècle.
6 commentaires:
Cette dichotomie entre la culture de la vitesse et la culture de la connaissance est une invention de l'esprit à mon sens et je trouve surprenant l'affirmation d'Umberto Eco sur l'attribution aux seuls intellectuels l'importance de la lecture comme acte de réflexion. C'est presque du mépris, si non c'est tout de même ce couper de l'intelligence de nos contemporains.
Le jugement n'est pas amoindrie par les modes de lecture et d'écriture, qu'on associe aujourd'hui à la fragmentation, la surface (lire superficiel) et l'instantanéité propres au Web. Socrate n'a jamais écrit une ligne, le discours et l'art oratoire ont été longtemps le véhicule de la connaissance. Cette pensée n'était pas fixé par l'écrit et subissait donc des variations, heureuses ou non. Le livre a fixé en une oeuvre comme un objet unique, avant Gutenberg. À mon sens, le Web profite des deux, c'est-à-dire le processus itératif de lecture-relecture propre à la tradition orale et de la documentation par l'écrit du processus comme du final.
Wikipédia en est un bon exemple révélateur du fonctionnement d'internet: une communauté volontaire et certainement pas aristocratique, participe à l'élaboration d'une encyclopédie en "work in progress". La qualité est variable, mais cette qualité dépend justement de la collectivité et des connaissance spécifiques et parcellaires de chacun. Laisser au seul "dont c'est le métier" et cette entreprise disparaît. Il suffit de voir ces 11 exemplaires relié des modifications de l'article de la guerre en Irak pour voir les contributions. http://booktwo.org/notebook/wikipedia-historiography/
Le temps n'est pas impartie de la même façon, aujourd'hui avec Internet et les médias sociaux, mais je crois que nous en avons le contrôle.
Les outils du web ont différentes fonctions, votre billet comme mon commentaire ne sont pas sur Twitter par ce qu'ils nécessite plus de temps, plus de mots, donc plus de sens.L'utilité de Twitter en est une "syndication" de contenu par affinité, encore plus efficace que les seuls fil RSS, parce que les Twiteurs auxquels je suis abonnés ont chacun une variété d'intérêts, dont certains twitts représentent un bruit, mais dont d'autre ajoute un contenu et un point de vue original. Chacun édite à sa manière, la personnalisation demande un minimum de travail.
Mais l'amalgamme et le téléscopage de plusieurs sur les différents outils ajoutent à la confusion et font prendre des vessies pour des lanternes. La culture du Web est une culture de l'écrit, avec des outils en temps réel et d'autre plus complexe basé sur la réflexion, l'écriture assidue et la lecture.
Je crois que notre défi est maintenant d'être solidaire des pays du Sud ou en développement et de fournir l'aide à un accès à l'écrit et à la lecture, non pas en envoyant des containers de manuels et de livres périmés, mai en donnant au web et en rendant accessible des contenus et des oeuvres libres de droit.
Je ne crois pas qu'on doivent être aristocrate. Je pense plutôt comme le propose André Schiffrin (L'argent et les mots et l'Édition sans éditeurs), qu'on a tendance à présumé du manque d'intérêt des gens pour des oeuvres sérieuses en littérature comme en essai.
Christian, je pensais exactement à Socrate en écrivant le texte. Ton commentaire est judicieux et complète mon texte.
Je ne suis pas si surpris que Eco se soit laissé prendre au jeu, il a soulevé des commentaires qui vont dans un sens similaire par le passé, sans toutefois identifier les "sauveurs de la culture" comme des aristocrates --venant de lui, je crois que c'est plus une boutade.
Mais la notion de monastère "sauveur de la culture" me semble être un concept intéressant. Il s'est penché sur la question de la sauvegarde des documents auparavant et d'une certaine manière il avait avoué ne pas savoir exactement comment pouvoir _tout_ conserver. Il faudra tôt ou tard se départir de documents faute de moyens... (un devoir d'oubli, avait-il dit).
À sa défense, je dirais que ce qu'il entend par ses phalanstères c'est que les savoirs importants sont ceux qui ont subi la patine du temps (frotté à la coconstruction continue de la culture) et que les nouvelles idées doivent aussi subir ce filtre du temps et du nombre. On le laisse "flotter". Une communauté serait chargée ensuite de conserver ce qui a percolé...
La pensée d'une communauté humaine dirigée par les "savants" (ou les moines) est effectivement ancienne, mais aussi récurrente. Mais ceux qui constituent une aristocratie n'étaient pas ceux auxquels pensent ECO, mais ils fonctionnent de la même façon.
Je me permets juste un rapprochement avec la fonction donnée à l'école. Emancipatrice et égalitaire dans ses principes, en France en particulier, elles est construite pour constituer une aristocratie. Et cette tendance lourde est en train de réapparaître en cette période ou une approche ultra libérale touche le système scolaire de manière larvée.
Dans le domaine des TIC en milieu scolaire, il est intéressant d'analyser l'approche de la scolarisation des TIC sous cet angle : les enseignants, si on les considère comme une sorte d'aristocratie de la connaissance dans les sociétés, sont menacés par ces nouvelles formes de vie en société basées sur un usage quotidien des TIC. Dès lors deux camps sont dominants : ceux qui refusent d'accepter la présence des TIC au nom de la vulgarité de celles-ci; ceux qui dénient aux élèves une quelconque "maîtrise" réelle, idéelle, des TIC au nom de quoi ils réclament la scolarisation pour avoir le "droit" de s'en servir de manière "aristocratique" (pour filer la métaphore).
Dans un monde scolaire qui se soucie d'abord sélectionner (et aussi de surveiller) avant d'éduquer, mais en le cachant soigneusement à ses membres, l'école est l'alliée objective de la reconstitution de cette aristocratie. Et les acteurs mêmes de cette école ont bien peur d'en être exclus...
Bruno, j'aime bien cette piste de réflexion. Ou plutôt, d'attacher cette problématique des TIC en milieu scolaire à la notion "d'aristocratie d'Eco". Je sais qu'il avait écrit quelque part (mais où?) qu'il trouvait très peu souhaitable l'apprentissage autodidacte et préférait nettement l'enseignement par les maîtres. Il était probablement plus subtil dans sa pensée que ce que je résume ici en une phrase.
Le savoir est le pouvoir, on le sait. Mais alors, dans une société de surabondance de l'information (ce qui n'implique pas nécessairement plus de savoirs), comment voir la possibilité d'une "aristocratie" qui tente artificiellement de se maintenir au somment? Que le monde scolaire soit en mutation (en siège?) indique effectivement un mouvement tellurique de grande ampleur, peut-être aussi grand que la montée des instituts privés de toutes sortes en formations (continue ou non) de toutes sortes (où, autrement dit, on passerait d'une sélection "aristocratique" à une sélection "bourgeoise" -- la sélection basée sur la richesse).
Je retiens aussi de ce commentaire la distinction subtile mais très claire entre deux camps dominants du "refus du numérique" en classe. Mais une relève se prépare,,,
Je crois que ceux qui sont _pour_ les TIC sont en fait réunis dans des phalanstères ad hoc (des barcamps, des forums en ligne), comme les moines copistes jadis, pour préparer l'après-noirceur qui s'annonce... Finalement les monastères d'Eco ne feront peut-être pas ce qu'il avait prévu ;-)
Les commentaires précédents démontrent que la culture du savoir fleurit également sur le numérique: )
Hommage aux "passeurs" de l'intellect qui maîtrisent les nouveaux modes et espaces d'expression et qui savent naviguer entre les cultures du savoir et du temps.
Josée, tout à fait juste. Je ne juge pas la littérature par tout ce qui se publie, en faisant une moyenne. Les modalités d'émergence de la qualité sont nouvelles, mais le principe existait avant. Il faut seulement reconnaître que le support implique certaine contrainte, mais la culture du savoir est similaire...
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