ZEROSECONDE.COM: « Ce qu’on a découvert grâce à Huis Clos sur le Net » (par Martin Lessard)

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Impacts du numérique sur la communication, notre société, nos vies.

« Ce qu’on a découvert grâce à Huis Clos sur le Net »

#huisclos est terminé. Qu'avons-nous appris? «Ce sont rarement les réponses qui apportent la vérité, mais l’enchaînement des questions» disait Pennac. Oui mais, certaines questions n'ont pas été posées, d'autres réponses ont été il y a longtemps répondues.
Ces conclusions (partielles) que les journalistes (dé)cloisonnées ont parsemées dans les médias traditionnels me laissent perplexe. Voyons celles que j'ai retenues (n'hésitez pas à partager d'autres liens si vous en avez).

Nicolas Willems
« Ce qu’on a découvert grâce à Huis Clos sur le Net, c’est que Twitter est un réseau, un système d’alerte et de recherche de contact. » Le Soir.be
Désolé, Nicolas, celle-là fait partie des prémisses de l'expérience, et n'est en rien une découverte. Twitter n'a pas été choisi au hasard...

Je vous cite d'emblée Nicolas, non pas pour le pointer du doigt, mais bien pour vous signaler au contraire la personne qui a rapporté ses propos. Quand on connaît son sujet, on ne choisit pas cet extrait, on lui repose de nouvelles questions! (voir les miennes ). Nous verrons plus bas en quoi cela est un révélateur.

Anne-Paule Martin (RSR)
« Les gens qui sont sur Twitter sont dans une logique de guerre, de concurrence entre les médias traditionnels et les nouveaux médias comme les réseaux sociaux. Ils ne veulent pas entendre que l’expérience Huis clos n’est pas partisane ». Le Soir.be
Bien vu. Mais, comment dire..., je vais la paraphraser autrement pour expliquer mon point: « Les gens qui sont en Irak sont dans une logique de guerre, de concurrence entre les "traditionnels" et les Occidentaux. Ils ne veulent pas entendre que l’expérience de l'invasion américaine n’est pas partisane ». Vous voyez ce que je veux dire?

Bien sûr, elle a raison, l'expérience a démontré une extrême sensibilité des internautes (qui n'ont pas été toujours tendres envers le huis clos). Mais les journalistes, jadis, ont salement accueilli la blogosphère, et le dénigrement systématique du web 2.0 n'a cessé seulement quand il était clair que la crise des médias allait en s'accélérant (et que l'industrie de la news en portait une grande responsabilité). Que les «habitués des médias sociaux» aient été facilement irritables, n'est que juste retour des choses, non?

Benjamin Muller (France Info)
Il retient trois apprentissages (France Info)

1- La première est la rapidité de relais qu’offre Twitter.
2- Les médias traditionnels nous manquent pour comprendre et pour décrypter l’actualité qui nous parvient. (les médias offrent du contexte)
3- Le troisième enseignement est la hiérarchie qui ressort de Twitter. Hiérarchie évidemment différente de celle des médias classiques.
Point 1, ici, encore, on tente de faire passer une des prémisses de l'expérience en une de ses conclusions. Non seulement la viralité est inscrite au coeur même de ses outils (un clic et c'est retransmis), mais la "rapidité" n'est rien en comparaison à la co-création « d'effet de réel » (un support « fait exister » une information qui circule dessus) qui est une des grandes avancées démocratiques de l'outil.

Point 2, là, hors jeu. Je signale que cette contrainte (se couper des médias traditionnels) est une donnée imposée par les auteurs mêmes du projet. Je répète ici mes prédictions données avant le début de l'expérience: ce n'était pas "5 journalistes isolés sur le web", mais bien "5 journalistes isolés de leurs confrères, ressources, contacts, outils pour faire leur boulot de journalistes". Dans ces conditions il est évident que "décrypter l'actualité" est plus difficile.

Point 3, il a raison, l'hiérarchie y est définitivement différente. Mais voilà déjà quelques années [2005] que cette information a été démontrée dans une étude. L'information internationale, partout sur le Net, est en régression. J'y vois là une opportunité pour les journalistes de s'organiser en relais de cette information.

Nour-Eddinne Zidane (France Inter)
«Le principal enseignement est d'avoir eu le sentiment d'être situés "entre deux mondes" : Du côté de ceux qui maîtrisent les réseaux sociaux, (...) ; et de l'autre côté, certains journalistes des médias dits traditionnels considéraient ça comme une expérience tout à fait futile, avec ces réseaux sociaux dans lesquels on ne peut pas avoir confiance ou qui relayent des fausses rumeurs. Il a fallu un peu de temps pour expliquer aux gens qu'on n'était pas là pour démontrer quelque chose, mais pour voir ce qui se passait sur ces réseaux concrètement, sans a priori" RTBF
Bon point. Nour-Eddine recoupe l'apprentissage d'Anne-Paul Martin ("les experts en médias sociaux ont grimpé dans les rideaux") et il repère "un retard certain de (quelques) journalistes francophones dans leur pratique d'internet" [MàJ: voir article contre #huisclos d'un journaliste suisse. Ou peut-être de leur rédaction.]

Janic Tremblay (SRC)
«Aucun journaliste ne peut concurrencer un tel réseau. Mais sur une base quotidienne, c'est beaucoup plus facile de s'en remettre aux médias traditionnels pour savoir ce qui se passe dans le monde. Ce n'est pas une affaire de supériorité. Simplement de ressources et de temps.»RTBF
Bon point. D'où les appels du pied d’internautes: on partage le même terrain, mais chacun à sa manière.

«Vous allez me répondre que vous avez compris cela depuis longtemps et que pour vous, Twitter est une source d'information complémentaire et un outil de socialisation", ajoute-t-il.

Oui. Effectivement.

[Mise à jour: Janic a publié ses conclusions ici]

Conclusions?

« Ce qu’il faudra, et c’était prévu depuis le départ, c’est refaire un point dans quelques mois. »RTBF

On peut faire le point tout de suite: comprendre les médias sociaux, ça prend du temps, beaucoup de temps. Comme dans toute pratique.

Commencez maintenant. Lisez les blogues spécialisés dans le domaine, toutes les conclusions y sont dans leurs archives depuis longtemps. Il y a un réseau très bien ficelé d'experts qui partagent ouvertement leurs pensées: si vous voulez, voyez-vous comme des géants sur les épaules des nains.

Et dans ce domaine particulier, la presse anglophone est particulièrement en avance. Il me semble que le monde journalistique francophone n'a pas su profiter de leur expérience. Je mets ça sur un trait culturel: l'écrit est sacré pour les francophones. On n'aime pas quand le peuple s'en empare. La "littérature" anglophone regorge d'idée et de piste sur le "nouveau journalisme".

Voici mes conclusions

L'expérience de huis clos représente en fait un exercice d'arrimage entre les deux mondes. Et c'était une entreprise très agréable en fait. Maintenant, il faut mettre des veilleurs à temps plein et non plus seulement pour "une simple expérience".

Le journalisme hybride doit se voir comme :

- Un reporter qui apporte la bonne histoire, dans le bon format, au bon moment, au bon endroit (par exemple, la nouvelle #lille #boum se passait sur Twitter et dans Facebook. Ne pas attendre que l'audience se rende à vous).

- Un passeur crédible entre communautés, où il apporte, avec sa conversation, un espace d'échange qu'il doit entretenir.

- Un joueur d'équipe a qui on a prêté le rôle important de valider l'information.

- Un courtier d'information parmi d'autres qui juge de la valeur de l'information et doit négocier les sens en tout temps.

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Ma série de billets sur #huisclos
1- IVI: Interruption Volontaire d'Information : Décryptage. Où on repose les questions du projet (et y réponds).
2- Huis Clos J-1: Où peut-être on sent un petit flottement dans la préparation ou du moins l'annonce du projet.
3- Huis clos J+2: Où on effleure la difficile tâche de synchroniser les hiérarchies de l'actualité.
4- Huis clos : fin de parcours: Où un #boom permet de voir le travail de filtrage à l'oeuvre.
5- « Ce qu’on a découvert grâce à Huis Clos sur le Net » : Où on ne cache pas notre perplexité face à certaines "conclusions".

13 commentaires:

samedi, février 06, 2010 1:04:00 p.m. Anonyme a dit...

Les conclusions sont intéressantes, on voit bien comment les choses fonctionnent et correspondent. Par contre vos commentaires sont carrément agressifs. Comme si on ne pouvait pas porter atteinte à un sacro saint twitter. C'est juste une expérience, justement pour aider chacun à comprendre. ça aussi, c'est démocratique. Dans un système démocratique, il faut de la rapidité, de l'interconnectivité, de la propagation, et aussi de la réflexion, de l'enquête, du recul. ça se complète. c'est quoi le problème?

dimanche, février 07, 2010 8:07:00 a.m. Martin Lessard a dit...

Anonyme, dans ce débat, tout le monde interprète tout comme une agression. Allez savoir pourquoi. Par contre, en lisant mes 4 autres billets précédents sur le sujet, qui ont le même ton, vous verrez que celui-ci est une conclusion d'une réflexion portée tout au long de leur projet. Je ne peux cacher toutefois que leurs conclusions sur lesquelles je suis tombé me laissent perplexe. Vraiment perplexe. De là à y voir de l'agressivité, je ne suis pas d'accord, mais je serais bien prêt à expliquer le choix de mes mots, certains plus frontaux que d'autres, s'ils portent à confusion.

Quant à votre question «Dans un système démocratique, il faut de la rapidité, de l'interconnectivité, de la propagation, et aussi de la réflexion, de l'enquête, du recul. ça se complète. c'est quoi le problème?». Le problème? Il n'y en a pas de problème. Ça fait plusieurs années que j'écris sur le sujet de «l'arrimage entre les deux mondes» : le nouvel écosystème qui se mets en place depuis des années est actuellement quasi opérationnelle. Mes cinq billets sur Huis Clos ne laissent place à aucune interprétation quant à mon point de vue. Je vous laisse le soin de les lire.

dimanche, février 07, 2010 9:04:00 a.m. Martin Lessard a dit...

Anonyme, j'ai ajouté le liste des autres billets au bas du présent billet...

dimanche, février 07, 2010 1:52:00 p.m. Martin Lessard a dit...

Je suis bien heureux de voir que les conclusions à froid commence à arriver:

Nour-Eddine Zidane propose aujourd'hui son point de vue plus nourri:

1- Les journalistes doivent intégrer Twitter dans leurs méthodes de travail, en plus des dépêches d’agence, de la presse traditionnelle mais aussi des blogs.

2-Le lien direct internautes/journalistes doit nous permettre d’être plus réactifs sur “l’information de proximité” où les médias nationaux sont moins efficaces

lundi, février 08, 2010 4:36:00 p.m. marcsnyder a dit...

C'est sûr que si le premier "apprentissage" de Benjamin Muller est que Twitter offre une grande rapidité de relais, il partait de loin ;-)

lundi, février 08, 2010 4:48:00 p.m. Josée a dit...

J'apprécie ce billet, tout à fait zen et équilibré. Je préfère la dynamique de complémentarité à la logique d'opposition (si l'un est bon, l'autre est forcément mauvais).

Les conclusions de M. Zidane vont dans le même sens que l'enquête récente de l'AFP, Comment informer à l'ère numérique, soit la mutation de l'écosystème des médias avec, entre autres, l'intégration des réseaux sociaux (http://bit.ly/czmbGl).

lundi, février 08, 2010 5:48:00 p.m. Martin Lessard a dit...

Marc, oui. Et je crois qu'il est celui qui va maintenant aller le plus loin par la suite.

Josée, merci pour le lien.

lundi, février 08, 2010 6:53:00 p.m. Alain Lepine a dit...

Je n'ai pas suivi l'expérience #huitclos, mais je trouve tout à fait délicieux de lire ce résumé. Je m'intéresse particulièrement à la nature du "choc" culturelle entre les traditionnels et les Twitteux.

Ce choc est à mon avis causé par un changement de paradigme, peut-être trop rapide, qui portent atteinte à l'identité même des individus se trouvant au coeur du changement. Cette identité est d'autant plus menacé qu'elle est attaqué en son coeur économique... et quand les bases de l'existence sont menacés, c'est la guerre! Fascinant!

mardi, février 09, 2010 4:46:00 a.m. Martin Lessard a dit...

Alain, dans le cas qui nous concerne, je peux te rassurer : ces journalistes n'étaient pas nés de la dernière pluie. Ils n'avaient réellement aucun «a priori négatif», peut-être même le contraire.

Ils ont à mon avis découvert toute la réelle puissance de l'outil, tout en restant fort critiques.

Tu as raison de parler de « choc culturel », car il me semble que les journalistes auront toujours bien de la difficulté à réellement intégrer la culture du partage et de la conversation pour les raisons mèmes qu'ils se donnent dans leur déontologie : devoir de réserve, impartialité, objectivité, non-favoritisme

Malheureusement, l'expérience a été trop courte pour eux pour se rendre compte que c'est exactement ça, leur rapport déontologique, qui est en jeu : un certain rapport de coconstruction de la réalité avec l'audience, le spectacle du monde et ce qu'est une « nouvelle objective » a changé avec la surabondance de l'information et la démocratisation des outils de communication...

mercredi, février 10, 2010 3:16:00 a.m. Ruben B. a dit...

J'ai trouvé fascinant l'idée de l'expérience Huis Clos sur le Net. Toutefois, et j'ajoute cette réflexion sans avoir lu vos autres billets, en suivant les participants je me suis demandé si les résultats n'auraient pas été différents en n'annonçant pas le huis clos.

Les participants ont été envahis d'information qui leur était destinée et bien qu'une agence qui utilise prioritairement les médias sociaux serait nécessairement transparente sur ce point, je crois que dans ce contexte où l'idée était de recueillir des donnés pour mieux comprendre le phénomène, l'observation aurait du s'effectuer en modifiant le moins de variables possible.

Ce que je veux dire, c'est que c'est beaucoup plus facile de prendre une photo naturelle quand le sujet n'est pas au courant que vous avez une caméra.

mercredi, février 10, 2010 8:51:00 a.m. Martin Lessard a dit...

Ruben, j'aime votre image "c'est beaucoup plus facile de prendre une photo naturelle quand le sujet n'est pas au courant que vous avez une caméra".

Quant au fait d'annoncer ou non l'événement, il est clair que ça modifie "l'expérience". Mais, et c'est un des points que soulève ailleur, je doute que l'approche académique ou scientifique ait été un de leurs buts: je crois que ce projet en cache un autre (pas de conspiration ici). Il sert à tester, ouvertement, un canal de collaboration, entre le public "informateurs" et les journalistes "validateurs".

En restant "caché", ils n'auraient pas démontré grand-chose (la méthodologie était plutôt mince). En étant ouverts, ils ont vécu une expérience quasi grandeur nature: à quoi ressemble une collaboration assumé avec des sources "grand-public".

À la différence près qu'ils ne pouvaient valider leurs infos via des canaux officiels (sites web, téléphones, etc.).

vendredi, février 12, 2010 5:02:00 a.m. De Spiegeleer Guillaume a dit...

De plus, à l'avenir, si twitter et facebook deviennent des relais d'informations plus courants pour les journalistes, les utilisateurs de ces réseaux en prendront conscience et ne pourront plus faire comme un "sujet [qui] n'est pas au courant que vous avez une caméra". Les utilisateurs risquent même de surcharger les réseaux d'informations plus ou moins véridiques en réaction à cela.
D'un côté c'est intéressant car cela donnera un poids médiatique au public qui habituellement suit sans intervenir les news, de l'autre c'est assez terrifiant de savoir qu'un groupe d'internautes organisé et ayant à leur tête une personne considérée comme "digne de confiance" (online en tout cas) pourra générer des informations.
A mon sens il ne faudrait surtout pas que les journalistes tombent dans le "premier sur l'info" mais accordent une attention redoublée à la vérification des informations.

vendredi, février 12, 2010 9:26:00 a.m. Martin Lessard a dit...

Guillaume, votre point montre qu'il faut une forme d'éducation aux médias pour les citoyens. Nous sommes tous potentiellement des médias. Ça exige une forme de responsabilité civique.

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