De retour du Forum mondial de la langue française, où j'ai pu animer deux activités sur le rayonnement de la culture francophone et de la langue française dans l’univers numérique, voici mon bilan.
Le nouvel univers numérique
Les questions entourant spécifiquement le «
nouvel univers numérique » ont été débattues au Forum durant la journée de jeudi.
Le numérique est l’une des 4 grandes thématiques du Forum (les autres étaient l’économie, la culture et la diversité linguistique). Normal que le numérique soit présent. Comme il s’insère maintenant partout dans la société, parler de la langue française sans parler de numérique n’a pas de sens.
C’est d’ailleurs de cette façon que le conférencier principal, le professeur Doueihi a présenté la place du numérique dans la francophonie. (Milad Doueihi est titulaire de la Chaire de recherche sur les cultures numériques à l’Université Laval. Il a été ma plus belle découverte du Forum. Érudition, vulgarisation et avec une bonne vision synthétique pour résumer le passé et nous projeter dans l'avenir).
M. Doueihi a commencé en rappelant que le numérique est arrivé si vite qu’on a de la difficulté à bien voir ce que c’est. Est-ce un outil? Une technique? Il a bien identifié qu’aujourd’hui c’est aussi (sinon plus) quelque chose comme une nouvelle forme de sociabilité, ce qu’il appelle une sociabilité numérique.
Cette sociabilité numérique est une nouvelle manière d’être ensemble, et donc voilà pourquoi ça concerne la francophonie. La francophonie a donc un rôle à jouer dans le numérique.
Le rôle que la Francophonie peut jouer
Puisque le monde anglophone domine grâce aux outils et aux plateformes que l’on retrouve partout en ligne, M. Doueihi, dit qu’il faut non pas trop se concentrer sur les contenants, mais bien sur les contenus. Il faut à tout prix assurer la visibilité du contenu francophone: les rendre repérables, trouvables, partageables. Il faut développer et maitriser des stratégies de visibilité efficaces.
Il a raison, 5% des contenus en ligne est en français, c’est beaucoup, mais pas assez pour qu’on les retrouve tout seuls. Sinon, un à un, les francophones vont se noyer dans du contenu non francophone. La Francophonie (avec un F majuscule, on parle de l'Organisation), en tant que représentant, a un rôle de catalyseur à jouer. Mais elle ne trouvera pas le rôle facile.
Crise de la représentation
M. Doueihi dit que le défi est doublé d’une crise de la représentativité. Les modèles de la représentation classique ne tiennent plus en ligne.
On est passé d’un modèle hérité de la tradition siècle des lumières, basé sur la représentation de la volonté générale, c'est-à-dire qu’on élit des gens qui eux sont mandatés pour parler en notre nom et nous représenter. Aujourd’hui cette sociabilité numérique fragilise le modèle de la représentation traditionnelle. Le numérique opère une rupture dans la société.
Avec le numérique, il y a un retour à la base, vers l’horizontal, où les gens se représentent eux-mêmes.
Ce qui «délégitimise» les institutions qui disent nous représenter. (C'est de la musique à mes oreilles. Les lecteurs de mon blogue savent qu'on y discute ici depuis 2004 de ces mutations politiques, culturelles et sociales).
La Francophonie, selon M. Doueihi, doit surtout encourager le modèle collaboratif et participatif et donner à la sociabilité numérique une légitimité. C’est en favorisant l’agilité des gens avec le numérique que la francophonie peut améliorer la circulation des contenus francophones.
Les trois défis de la francophonie
En animant les deux panels durant la journée de jeudi, des intervenants m'ont fait remarquer qu’il existe d’autres défis. À part la visibilité des contenus francophones, j’en ai retenu deux.
Ces défis sont (1) la fracture numérique et (2) la conservation du patrimoine. Ils ont été évoqués durant le premier panel.
Ce panel était organisé par l’Institut français et le Conseil des Arts et Lettres du Québec où des intervenants ont été invités à présenter leurs expériences, leurs visions et leurs pratiques en matière de coopération numérique. (voir mon billet précédent)
M. Pierre Ouédraogo, directeur de la Francophonie numérique à l’Organisation internationale de Francophonie, a rappelé qu’il existe des pans entiers de la société qui n’ont pas accès à Internet, notamment en Afrique. Or ce continent représentera la moitié de la francophonie au milieu du 21e siècle.
Comme le numérique s’insère maintenant partout dans la société, une fracture numérique annonce donc, aussi, comme une fracture dans la francophonie.
2- La conservation du patrimoine.
Le patrimoine est souvent considéré comme tel quand «il a survécu à l’oubli» (pour reprendre la belle image de M. Doueihi sur le panel). Or aujourd’hui la technologie nous a volé le besoin de faire appel à notre mémoire. C’est elle qui décide ce qui est conservé.
M. Doueihi appelle ça la blessure numérique. Nous nous sommes fait spolier une partie de nos compétences. Il ajoute ensuite qu'il ne nous reste alors plus que la «possibilité d’oublier». Oublier est une autre façon de dire qu’il faut faire des choix pour trier et sélectionner.
La francophonie a un besoin urgent de «plateformeurs»*
(*MàJ: J'ai modifié l'intertitre pour reprendre l'expression de Bruno Boutot)
La conclusion concernant le patrimoine me semble être un des beaux effets concrets du Forum.
Les élites des institutions, en haut, ont une conception classique du patrimoine (« c’est ce qui a survécu à l’oubli ») et se voient confronté à cette énorme masse de contenu qui se créée spontanément partout en ligne.Beaucoup de projets en ligne sont développés et portés à bout de bras par des francophones, bénévoles et entrepreneurs, fiers et passionnés, exsangues, mais batailleurs.
Tous des projets et contenus produits par la base. Or il ne leur manque que le financement pour continuer.
Mais les structures de financement des institutions comme la SODEQ ou le CALQ ne sont pas encore structurées pour répondre à une culture numérique qui ne remplit pas les critères industriels traditionnels.
À la fin de la journée, M. Gauthier, directeur général du CALQ est venu dire un mot de la fin. Il a clairement été impressionné par le courage et l'ingéniosité de projets (voir la liste sur mon précédent billet) qu'il a vu.
Il a créé le joli terme "plateformeur" pour identifier ces gens qui crée des plateformes, structurantes et collaboratives, qui permettent de relier les gens, les artistes, ensemble.
Il a reconnu que sa structure de financement n'est pas réellement adaptée pour les accueillir, mais qu'à partir de maintenant il allait voir comment son organisme pourrait leur faire une place.
Juste pour avoir entendu ça, ce premier Forum mondial de la langue française avait un sens.