ZEROSECONDE.COM: Changement de cycle [2] / Élites? Quelles élites? (par Martin Lessard)

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Impacts du numérique sur la communication, notre société, nos vies.

Changement de cycle [2] / Élites? Quelles élites?


Depuis que les médias sociaux ont retiré la conversion de la blogosphère, je me désole de voir certains débats tomber dans l'oubli, comme les larmes dans la pluieCe billet essaye d'en rescaper l'un d'entre eux. 

Quand le Monde du 26 décembre dernier titrait  «Élites débordées par le numérique», je n'ai pas hésité à extraire quelques lignes pour relancer l'idée qu'on ne peut pas entrer dans ce nouveau tournant historique sans avoir un plan (voir Changement de cycle / Élites hors circuit numérique).

Besoin de précisions

La notion de plan numérique n'est pas encore un concept stable, clair et précis. Je vois que deux idées doivent être développées davantage.

(1) La nature même du sens du vocable «numérique» et
(2) la définition de ce que pourraient en être les biens communs dans le numérique (si cela existe).

De ça découle, ensuite seulement, (3) une possible définition de ce que peut être finalement un plan numérique.

D'ici là, on peut commencer à lire Michel Cartier qui a bien amorcé la réflexion: Le 21e siècle numérique expliqué à nos petits-enfants.


Sur Facebook, des commentaires m'ont été adressés pour m'empêcher de penser en rond.


De quelle élite parlons-nous?

Le débat s'enclenche rapidement sur l'attribution du terme "élite numérique": les faiseurs ou les parleurs?
- Heri Rakotomalala :  Une meilleure comparaison aux élites numériques sont les industriels du 19ème siècle avec leurs machines à vapeur, centrales à charbon et chemins de fer. Sergei brin c est plus un Rockefeller qu'un Voltaire. [...] Sergey Brin, Rockfeller, Mark Zuckerberg, Jeff Bezos etc. n'ont jamais eu aucune politique publique et n'ont jamais prétendu en avoir une. Ils sont des élites numériques en terme d'empire mais n'ont (et ne veulent) aucun impact social ou politique. Tout au contraire, les élites numériques sont sources d'immobilisme social. Demander à un entrepreneur tech d'aller manifester ou d'être engagé (ie avoir une opinion controversée et l affirmer publiquement), il dira non. La même chose pour Rockefeller et autres barons du 19ème.
Ce qu'Heri déplore, c'est la place qu'on peut laisser à des "élites numériques" qui ne font rien avancer de concret. Les entrepreneurs sont les véritables élites! : «[ils] ne cherchent pas à changer la société, ils cherchent à l'accélérer.» !
Francis Gosselin : [...] Croire que Brin, Zuckerberg ou Rockefeller n'ont eu "aucun impact social ou politique" et ne cherchent pas à en avoir [ne tiens pas la route]. [Francis ne pense pas qu'il faille] penser le monde comme s'il se limitait à une poignée d'entrepreneurs, [...] parions qu'entre les fondateurs de quelques startup du moment et Voltaire, c'est des philosophes dont on se rappellera encore dans 200 ans...
Je résume, bien sûr, mais savoir qui est un leader de la révolution n'est pas une mince tâche. Pas de leader identifié, pas de plan possible! D'où un besoin de définir les termes pour bien voir qui a (aura) de la pertinence maintenant (plus tard). Mais closons le débat pour l'instant:
Francis Gosselin : [...] face au jugement de l'histoire, ces accumulations incongrues de dollars basés sur d'insipides proto-monopoles, extirpés par des rentes, ne feront pas long feu. 
Sylvain Carle : Je dois dire que cette dichotomie penseurs/faiseurs est exactement le contraire de ce qu'il nous faut, comme je le disais vendredi dernier en citant Schulze: "No one cares what you do unless you think about it and no one cares what you think unless you do it."
De quel plan parlons-nous?

Le débat se poursuit sur un autre front ensuite.

Sylvain Carle, de passage aux Matinées Créatives ce mois-ci, comme nous le rappelle Francis,  a dit que les «traditions se construisent sur des décennies, voire des centenaires, et il y a peu de choses qu'une intervention top-down puisse faire pour y remédier» (sinon des crédits d'impôt très généreux, souligne Francis).
Francis Gosselin : [...] Quant à la notion, Martin, qu'il faille un "plan numérique", je récuse toutefois que ce soit d'intervention publique dont il soit ici question. [...] Tu focalises beaucoup sur les grands joueurs (aux pieds d'argile, si tu veux mon avis), en oubliant qu'il y a plusieurs leaders mondiaux au Québec [LP Maurice avec Busbud, Gesca avec La Presse+, Ubisoft Montréal et Louise Guay avec ce qui était son mannequin virtuel]. Il faut admettre que le numérique, comme toute innovation qui comme tu l'exiges soit d'ordre "planétaire", est marqué par une distribution relativement stochastique de ses gagnants avec de forts effets de "winner-takes-all". qui plus est, le pôle Californien attire ces gagnants en raison des nombreuses externalités de réseau perçues par ceux-ci, et ça, nul "plan numérique" ne pourra y pallier. 
À cette question pertinente, que peut faire un "plan numérique" face à ces forces implacables en présence? je réponds:

S'il est vrai qu'un plan "top-down", genre deus ex machina, qui s'apparenterait à une loi qui annulerait la gravité, on peut faire une croix là-dessus. L'attraction de la Silicon Valley est là pour durer. Mais là où un plan top-down, à l'échelle d'une nation, comme le Québec, est souhaitable, c'est au niveau du bien commun.

Ce qui fait un "bien commun" dans le monde numérique reste entièrement à définir. Je ne crois pas qu'il faille "laisser le marché décider seul". Il faut un contrepoids. À la révolution industrielle, les ressources naturelles sont devenues des biens communs (mal gérés parfois). Aujourd'hui, ce plan peut baliser les limites qui conservent la dignité des citoyens ou la richesse d'une nation.

Ex: données ouvertes, accès Internet, vie privée, neutralité du net, ressources cognitives, etc.

À qui ça s'adresse?

Dans les commentaires de mon précédent billet, José Plamondon ajoute:
Josée Plamondon: En cours de mandats auprès de PME (industriel et services), j'ai réalisé que le "numérique" dont on parle ici est à des années-lumières de la réalité de plus de 98% des acteurs de notre économie. Des entreprises pour lesquelles l'informatisation n'a pas apporté de solution à un problème fondamental : l'accès à de l'information pertinente, au bon moment pour prendre la meilleure décision possible. Un problème qui sévit également au sein des administrations publiques.
Les organisations qui ont pris leur place dans la nouvelle économie sont celles qui valorisent (au sens "capitalisation") l'information. Celles qui investissent uniquement dans les stratégies et les systèmes ont préféré l'apparente facilité de la mutation numérique à la transformation radicale de la culture de l'information.
Ce constat (l'informatisation n'a pas apporté de solution à un problème fondamental : l'accès à de l'information pertinente, au bon moment pour prendre la meilleure décision possible) se traduit pour moi ainsi: le numérique n'est que du bruit. La logique sous-jacente ne serait que pure stratégie aléatoire. Ça me semble grave.

Des liens pour penser plus loin

Via Jon Husband

Beyond the Information Revolution, de Peter Druckeroct, The Atlantic, octobre 1999
www.21siecle.com, les synthèses de M. Cartier sur la technologie, l'économie et la société et aussi nouveaumonde2.com

Via Sylvain Carle

What peer progressives really believe, de Steven Berlin Johnson
Present Shock, de Douglas Rushkoff
Where Wizards Stay Up Late: The Origins Of The Internet, de Katie Hafner et Matthew Lyon
The Wealth of Networks: How Social Production Transforms Markets and Freedom, de Yochai Benkler
blog.p2pfoundation.net, son blogue incontournable pour penser "internet et société"

Pour mémoire: 

La France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne ont déposé leur plan numérique. L’Europe, comme un tout, s’est dotée aussi d’une stratégie numérique. Des villes comme New York ne sont pas en reste. Même le sénat canadien possède un rapport sur la question.

#planQc

3 commentaires:

samedi, décembre 28, 2013 11:41:00 a.m. Josée a dit...

Merci, Martin, pour cette nécessaire synthèse. C'est un type de balise qui fait trop souvent défaut alors que nos conversations sont fragmentées, syncopées et éparpillées dans le "numérique" ; )

Bien loin de moi l'intention de faire de l'auto promotion, j'insiste cependant sur la confusion (intentionnelle ou non) entre informatique et information, et sur le désintérêt des sciences de l'information pour cette problématique. C'est pour cette raison que j'aborde les enjeux de l'information dans une publication destinée aux gestionnaires (http://www.directioninformatique.com/author/jplamondon).

samedi, janvier 04, 2014 10:47:00 a.m. F a dit...

Je reprends la balle au bond, Martin, puisque tu sembles vouloir me "réfuter" via le blogue ;)
Il ne faut pas se méprendre quant à mes intentions quand je propose qu'un plan top-down n'engendrera pas de bénéfices relativement au déploiement du numérique.
Je m'amuse d'ailleurs de constater cette obsession que semble avoir le monde - un peu à la française, remarque - de vouloir écrire "un plan" et nommer "un ministre", comme si cela n'était pas in fine complètement antagoniste à l'esprit dudit numérique tel que je le conçois…
tu y opposes le "marché décider seul" — est-ce une esquive, qui opposerait le top-down à un "capitalisme de marché"? Je ne sais pas comment te lire à ce sujet.
et dans un monde où "le marché" et "le top-down" participent d'un même phénomène, je ne vois pas à quel "contrepoids on appelle". crois-tu vraiment qu'un "plan numérique" serait autre chose que la formalisation politique de la volonté des plus grands joueurs du "marché"?
tu cites la France et la Grande-Bretagne comme des exemples, pourtant regarde ce qui se passe dans ces pays côté web. la France, ce désert désuet, la Grande-Bretagne, qui légifère la pornographie avant de faire du cherry-picking entre ce qui est "permis" et ce qui ne l'est pas.
c'est bien la peine d'avoir un plan s'il nous guide tout droit vers une forme de grande noirceur.
j'ai donc tendance à nuancer ces appels du pied.
le web se porte, justement, très bien lorsqu'on n'y intervient pas trop…
au plaisir ;-)
f.

samedi, janvier 04, 2014 11:50:00 a.m. Martin Lessard a dit...

Détrompe-toi, Francis, je n'esquive pas. Tes commentaires me font avancer. Par exemple, en me faisant rendre compte que le "plan" est effectivement qqchose de top down. Les joueurs sur le marché peuvent très bien, bottom-up, faire avancer le schmilblick sans devoir nommer un ministre à chaque fois . De ce côté, je crois que je suis d'accord.

Là où je me retranche, c'est qu'il existe un espace où même avec la meilleure volonté du monde, les joueurs ne peuvent pas faire grand-chose: un certain arbitrage sur ce qui émerge comme un bien commun numérique.

Les joueurs en agricultures et dans l'industrie n'ont pas attendu de plan ou de ministre pour agir. Mais, pour le bien commun, il y a un certain plan (et un ministre) pour le surveiller.

C'est nouveau encore, mais de la même façon que l'eau, l'électricité et les routes (et le territoire) sont gérées par le gouvernement, quels seront les biens communs que le numérique fait émerger et qu'une nation doit impérativement protéger? Ça reste à définir (la France et la GB au demeurant ne sont peut-être pas les meilleurs exemples)

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