Jean-François Nadeau, dans le Devoir de samedi (et n'essayez pas de le retrouver, l'article est verrouillé) a signé une excellente chronique sarcastique sur son confrère de la grosse Presse Patrick Lagacé et son billet où il dit que le livre meurt (et ce n'est pas grave) --oui, oui, disponible en ligne-- car il, Patrick, ne lit plus ou presque de livre. À cause du web.
«La nouvelle est-elle ici d'apprendre que le chroniqueur a déjà lu des livres ou qu'il n'en lit plus» lance caustiquement Nadeau. Avouez que c'est un bel humour. Mais c'est la suite qu'il faut lire.
Faux, le livre ne se meurt pas, insiste-t-il, «les gens lisent plus de livres que jamais à l'échelle du globe. On en édite d'ailleurs de plus en plus».
(re)lire
Ça, ça fait plaisir à... lire. Même si je ne dirais pas qu'acheter un livre, c'est le lire (ça se donne en cadeau, par exemple --et rien ne dit que l'autre va le lire) ni que la quantité délirante de bouquins que les éditeurs déversent depuis plusieurs années sur le marché est de bon augure pour la qualité, mais je suis trop content pour m'empêtrer dans ces détails et ça nous éloigne trop de notre propos.
Il ajoute ensuite: «Comment peut-on soutenir en effet sérieusement qu'abandonner le mode de lecture que permet le livre serait sans conséquence sociale fâcheuse?"
Bon. Voilà. Pause. Trois choses d'abord.
- Le livre n'a pas le monopole de la lecture. Dire que le livre se meurt ne veut pas dire que la lecture se meurt.
- Le livre en tant qu'objet sera, quoi qu'on dise, quoi qu'on fasse, obligé d'encaisser l'arrivée d'internet, et dans certaines catégories, c'est déjà commencé.
- Le livre n'est pas le seul détenteur de l'accès au savoir. D'autres modes d'accès à la connaissance, à la culture, émergent autrement que par la linéarité --même que certaines pensées s'acquièrent plus facilement par les hyperliens.
Jean-François Nadeau avait peut-être ces trois points en tête, car il ajoute ensuite: «La lecture que propose Internet est d'un type nouveau. C'est une lecture par agrégation d'information conçue pour un court terme en dents de scie. Jusqu'à preuve du contraire, le Web ne permet guère une réflexion dans la durée.»
Je ne sais pas qui il suit sur son agrégateur, mais rien que sur le sujet des livres, de la bibliothèque et de l'information à l'heure du web il y a Olivier Ertzscheid, Silvère Mercier, Bertrand Calenge, Dominique Lahary, Jean-Mary Le Ray, Alain Giffard, ou l'ubiquiste Hubert Guillaud (Internet Actu, La feuille). Voilà de quoi le rendre moins sûr d'affirmer qu'il n'y a pas de réflexion dans la durée.
De ce côté-ci de l'océan, nous ne sommes pas en reste, car on peut suivre avec intérêt Jean-Michel Salaün, Mario Asselin, Remolino, ou les prolifiques Alexandre Enkerli et Mitch Joël.
Et tiens, rajoutons donc dans le lot, ne serait-ce que parce qu'ils ont déjà dit à un moment ou à un autre des choses similaires à ce qu'il reproche à Patrick Lagacé : Nicolas Carr, Mark Pesce, Yann Leroux, Olivier Auber et le prolifique Dave Pollard.
(sa)lire
Statistiquement parlant, Nadeau a raison. La blogosphère n'est pas un haut lieu du savoir. Mais dans ce cas, les bouquins non plus. Statistiquement, regardez les arrivages d'offices et vous perdrez vos illusions...
Les journaux aussi, pris globalement, n'offrent qu'un faible niveau intellectuel, en moyenne. Ah bin ouais! j'inclus, moi, les journaux jaunes, comme lui, je crois, doit inclure skyblogue et myspace dans son décompte du "web".
(dé)lire
Mais peut-être a-t-il autre chose en tête quand il dit «réflexion dans la durée».
J'espère qu'il ne fait pas allusion à la pérennité du papier, dont on sait que les éditeurs peu soucieux n'ont cure en nous refourguant des livres dont les pages s'émiettent et où sa reliure tombe en lambeaux après quelques manipulations.
Ou fait-il allusion à la perte de mémoire du "numérique"? ce qui n'est pas plus différent que la non-réimpression d'un livre...
Je crois que nous avons là plutôt une réaction toute culturelle, peut-être cutanée ou alors simplement motivée par une sainte exaspération de voir la logorrhée 2.0 rendre caduque une certaine conception de la connaissance...
(savoir)lire
Quand il termine (en citant de nouveau Patrick) «"je profite du génie collectif des internautes" lance Lagacé à la va-vite, visiblement peu avisé, en cette ère où règne le blogue, que la pensée en commun conduit le plus souvent à des pensées communes», il émet une opinion, qui en dit long sur ce qu'il pense de "la base qui autopublie ".
Ce que Patrick a dit reflète davantage une réflexion qui a cours depuis plusieurs mois déjà sur Internet : filtrée par une communauté, via un réseau social basé sur des intérêts convergents, parfois temporaires, une certaine co-construction du savoir se fait sur le web. Patrick était au contraire bien avisé d'affirmer son attachement au "génie collectif".
(Tire)lire
Puis-je citer un passage du livre Christian Vandendorpe que Nadeau refuse à Lacacé?«On vit une époque aussi excitante, au plan intellectuel, que la Renaissance. Peut-être même plus. Le pari que je fais, aujourd'hui, c'est qu'on va voir naître une plus grande curiosité, un plus haut degré de connaissance.» Mais j'aurais pu citer tout autant une bonne partie de la blogosphère. Il s’agit seulement de bien sélectionner le bon "génie collectif".
Et en abordant le "génie collectif", Patrick ne fait rien d'autres que dire comment l'électronique n'est pas qu'un nouveau support, mais que la lecture, linéaire et solitaire, se voit déborder sur ses côtés par des modes d'acquisition dialogique ou communautaire qui n'a rien de commun, sauf à insister sur un humanisme myope à certaines émancipations sociales facilitées par le web.
Lire sans support
En ce qui concerne le livre-objet, les journaux-papiers, et les magazines au poids, on y trouvera aussi quelques autres grandes figures qui ont annoncé avoir quitté le monde du papier pour le web. Quand le livre verra un support digne de ce nom le concurrencer, d'autres suivront...
Est-ce que je me trompe?
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